Tiphaine SAMOYAULT Travaux et publications
 
 
 

 


« Du chevet à l'étude : poses du lecteur de L'Homme sans qualités »
Publié dans La lecture littéraire, « Robert Musil », Klincksieck, novembre 2000, pp. 57-72.

 

« Cet homme qu'il faudrait tuer pour continuer soi-même à écrire* », c'est Joyce pour Hermann Broch après qu'il eut lu Ulysse : sa stupéfaction est littérale : elle le démet de l'écriture. Cette lecture en excès, qui déborde les lieux communs de la lecture et de l'écriture, est aussi celle dont témoignent de nombreux lecteurs de L'Homme sans qualités. Dans le rapport et la tension dessinés entre le lecteur dans l'œuvre et le lecteur hors de l'œuvre au cours de ce colloque, je m'efforcerai d'exposer quelques modalités de cette expérience de la lecture en excès, tant il est vrai que du lecteur contemporain à la publication de l'œuvre au lecteur ultérieur (le lecteur d'aujourd'hui, le lecteur de demain) se dessinent ou se dissimulent, dans les plis des réactions et des poses, d'innombrables attitudes face à ce que j'appellerais « l'excès » du texte, son invitation à la lecture plurielle comme à une relecture. De la lecture de chevet qui conduit au rêve à la lecture studieuse qui se prolonge sur une autre forme d'interprétation – celle de la compréhension critique, par exemple – il semble possible de parcourir plusieurs opérations de lecture en excès qui ne soient jamais des prises de possession, qui avivent le besoin d'être au-dedans tout en maintenant irréductiblement en dehors.

En premier lieu, lire rend stupide, au sens de la stupeur, de l'étonnement, d'une forme de silence que le texte sucite. En second lieu, lire rend sublime, car l'activité prolonge l'œuvre dans l'œuvre : à partir d'un rêve de Jaccottet, d'une saynette d'Ingeborg Bachmann et d'Agatha de Marguerite Duras, on lira trois formes du passage du chevet à l'écritoire, dans un processus complet et circulaire de la lecture de L'Homme sans qualités, à l'écriture dans L'Homme sans qualités. Ces deux propositions permettent de retrouver, d'une certaine manière, et en partant de lieux exclusivement externes, les deux versants, critique et sérieux, qui caractérisent la représentation du livre et de la lecture chez Musil, et que Philippe Chardin ** a mis en évidence dans le dernier chapitre de son récent livre. D'un point de vue méthodologique, elles invitent à dépasser l'esthétique de la réception en faisant entrer dans une création directement issue de l'activité lisante, qui est elle-même une forme de réception mais oblige à penser la lecture en termes d'intertextualité.

* Hermann Broch, "Lettre à Madame D. Brody", 26 juillet 1930, dans Lettres (1929-1951), trad. de l'allemand par Albert Kohn, Gallimard, 1961, p. 29.
**Philippe Chardin, Musil et la littérature européenne, PUF, 1998, pp. 233 sq.

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Textes en ligne

L'intertextualité

Référence, référencialité, relation.
(extraits du chapitre III.)

<Une introduction>

<Le texte contre le monde>

<Vers une théorie de la "référencialité">


<Divergence et convergence>

<Conclusion>

Poses du lecteur dans
L'Homme sans qualités

L'Hybride et l'hétérogène

 

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