L'Intertextualité, mémoire
de la littérature
(Nathan,
« 128 », 2001)
(Extraits)
Vers une théorie de la "référencialité"
La distinction communément
admise entre littérature référentielle
et littérature non référentielle
pose des frontières commodes entre discours
sur le monde et discours fictionnel. L'intertextualité
invite à bousculer quelque peu cette distinction
en introduisant un troisième pôle, pour
lequel nous proposons le néologisme de référencialité,
pour le différencier de la référentialité
et qui correspondrait bien à une référence
de la littérature au réel, mais médiée
par la référence proprement intertextuelle.
Ainsi posée, la référencialité
empêche-t-elle toute possibilité référentielle
en renvoyant toujours la littérature à
elle-même ou bien règle-t-elle l'aporie
de l'hétérogénéité
? Petit rappel théorique.
Barthes, comme Riffaterre,
refusent à la littérature toute référence
au réel. Seule compte alors la référence
intertextuelle, d'où la distinction opérée
par le second entre signification (façon dont
les mots désignent les objets dans le langage
ordinaire) et signifiance (façon dont, dans
un texte littéraire, ils ne renvoient pas aux
objets mais jouent entre eux de manière à
produire un effet de sens particulier). (...)
Dans son très
célèbre article de 1968 intitulé
« L'effet de réel » (également
repris dans Littérature et réalité,
Seuil, 1982), Barthes montrait, à partir d'Un
cœur simple, qu'un certain nombre d'éléments
présents dans le texte réaliste (le
fameux baromètre) ne dénotaient en rien
le réel, mais étaient là pour
connoter le réalisme, pour susciter un effet
de réel et produire chez le lecteur l'illusion
réaliste ou référentielle. Issue
d'une conception dualiste du signe héritée
de Ferdinand de Saussure, cette analyse affirme que,
par cette opération, le signifié est
expulsé du signe, ce dernier se contentant
de faire apparaître la chose par le moyen du
signifiant. Outre que cette pensée binaire
est aujourd'hui largement remise en cause (notamment
par les travaux d'Henri Meschonnic), on doit bien
admettre que la théorie de l'hétérogénéité
absolue du langage littéraire ne fait pas beaucoup
avancer les choses. Antoine Compagnon, qui la critique
violemment dans Le Démon de la théorie
(1998) invite en même temps à « renouer
le lien entre la littérature et la réalité.
» (p. 120)
(...)
Si l'on tombe aisément
d'accord avec Antoine Compagnon, et les auteurs qu'il
cite, sur le fait qu'il est important de quitter la
thèse de la séparation radicale, reste
à savoir par quelles opérations les
liens s'élaborent (ce à quoi répondent,
au moins partiellement, les thèses des auteurs
présentés), et pour nous, à préciser
en quoi l'intertextualité peut y contribuer
en cessant de servir, comme elle le fait depuis trop
longtemps, la théorie de la séparation.
S'il est vrai que nous ne lisons pas la littérature
uniquement pour elle-même, mais aussi pour ce
qu'elle nous dit et nous révèle du monde,
il reste vrai aussi que ses énoncés
n'y renvoient pas directement. Ils relèvent
en effet d'un discours qui a ses règles, ses
conventions et qui reste en cela hétérogène
de la réalité.
(...)
Nous proposons ainsi
d'identifier trois modalités grâce auxquelles
la référence intertextuelle, tout en
maintenant le discours dans les règles de l'énoncé
littéraire, permet de faire signe du côté
du monde : sans y conduire, elles ont une certaine
manière de le rendre présent ; elles
seront les trois lieux où s'exhibe la référencialité.
L'intertextualité
substitutive signale l'impossibilité de l'écriture
littéraire référentielle en même
temps qu'elle la pallie. Devant la difficulté
à rendre compte du monde en tant que tel, l'écrivain
recourt à la bibliothèque, solution
médiane entre la fiction et le compte rendu
d'expériences référentiellement
acceptable. (...)
L'intertextualité
ouverte permet de voir dans les textes, au-delà
de leurs caractères propres, des signes du
monde : sans être directement référentiels,
ceux-ci renvoient au monde comme généralité,
à l'histoire, au social. On retrouve ici une
préoccupation majeure du dialogisme bakhtinien,
qui s'intéresse avant tout à l'interaction
sociale des discours. Dans la formation de l'énoncé
littéraire, il est possible d'entendre des
voix qui viennent d'ailleurs, échos indirects
qui permettent idéalement de remonter à
l'énoncé référentiel.
Si l'on s'en tient à une conception restreinte
de l'intertextualité, la citation ou la reprise
continuent d'ouvrir le texte au monde en référant,
ne serait-ce que très lointainement, à
l'objet réel où l'énoncé
emprunté est enregistré.
L'intertextualité
intégrante donne provisoirement le monde à
lire en direct. Le collage, tel que nous avons pu
en envisager les procédures, a souvent pour
objectif de mettre le réel dans l'art, sans
le transposer. Ce faisant, le procédé
accuse l'hétérogénéité
des discours, mais il étend aussi les capacités
d'accueil du texte littéraire. Des fragments
de réel (prospectus, articles de journaux,
dessins) peuvent migrer dans la littérature
sans que cette dernière en soit totalement
affectée. Au lecteur de pratiquer les aller-retours
qui s'imposent.
Ces trois modalités
d'une intertextualité-signe montrent bien que
si la littérature se construit à part,
et apparemment sans commune mesure avec le monde,
elle ne prétend pas pour autant à une
opposition radicale. Il est ainsi possible de ne plus
faire de l'intertextualité une notion mise
au service d'une théorie de l'autonomie absolue
mais d'en analyser le fonctionnement selon d'autres
perspectives. C'est l'intertextualité comme
mécanisme tout entier qui fait signe vers le
monde, son geste autant que son résultat, et
c'est ce que nous entendons par référencialité :
le jeu de la référence comme lieu intermédiaire
entre le texte et le monde, trouvant son sens du côté
d'une totalité incluant l'un et l'autre.
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