« Du chevet à
l'étude : poses du lecteur de L'Homme sans
qualités »
Publié dans La
lecture littéraire, « Robert Musil »,
Klincksieck, novembre 2000, pp. 57-72.
1.
Lire rend stupide
L'Homme sans qualités
est saisi par la critique contemporaine comme un événement
d'un caractère absolument nouveau et comme
une épopée d'un nouveau genre. Il suscite
également une lecture de type tératologique
– le roman est un monstre –, dont les
résonances, tout à la fois surprises
et admiratives, se prolongent encore aujourd'hui.
(...)
Les œuvres ou
les auteurs convoqués pour servir de références
à L'Homme sans qualités semblent
ramener le roman à ses intentions totalisantes
; c'est pourtant sur ce point que les critiques divergent
le plus fondamentalement. Sans que la question du
partage entre l'inachèvement essentiel, programmé
et l'inachèvement circonstanciel soit clairement
établie, l'idée esthétique du
long roman pourtant fragmentaire est la plus souvent
retenue comme annonçant le mieux la négativité
intrinsèque de la modernité, même
si certains n'hésitent pas à réemployer
l'expression de « somme romanesque »
à propos de L'Homme sans qualités.
« Roman inachevé, roman inachevable,
inépuisable par les perspectives qu'il ouvre »
* : ces mots de Marcel Brion disent bien le glissement
qui s'opère entre une vision interne à
l'œuvre et une vision de lecteur ; du participe
passé qui signale la condition même du
roman en regard de l'histoire de sa publication (« inachevé »)
aux adjectifs formés par une affixation qui
précise la possibilité (« inachevable »,
« inépuisable »), on
passe insensiblement d'une analyse formelle à
une impression de lecture, le caractère inachevable
pouvant s'appliquer aux deux versants tandis que l'aspect
inépuisable indique plutôt que le lecteur
est dépassé par la richesse de la masse
et de son contenu. Cet inépuisable peut tout
aussi bien être mis au compte de la visée
totalisante que du caractère fragmentaire :
les uns insistent sur l'extension possible du contenant
admettant d'accueillir le tout du monde ; les autres
révèlent une forme d'épuisement
polysémique, apte à tenter de tout dire
sans pouvoir dire un tout.
(...)
La prise de possession
d'un livre équivaut à une synthèse
entre soi et le livre, entre son monde et le monde
décrit par le livre. Aussi l'effort de réception
que réclame le roman de Musil et qui entraîne
de telles réflexions de nature divergente détermine-t-il
une théorie métatextuelle de la lecture,
présentée par l'auteur dans « Littérature
et lecture » : « On vit, soi-même,
des inspirations, des éclaircissements, des
perspectives que la lecture a offerts et qui se prolongent
alors que leur prétexte est oublié depuis
longtemps ; sensibilisé, on condense les sensations
reçues soit, sous forme d'expériences,
en mots, soit, sous forme de résolutions, en
une ferme mise au point ; ou encore on les abandonne
à elles-mêmes et elles se perdent, en
dépensant et diffusant lentement leur énergie,
dans le reste des sentiments ; quant à la part
incertaine, indescriptible des œuvres –
le rythme, la structure, la démarche, la physionomie
de l'ensemble –, on la conserve aussi un certain
temps, par pur mimétisme, comme il arrive qu'on
ne puisse s'empêcher d'imiter par telle ou telle
attitude intérieure une personnalité
prestigieuse ; ou encore, on essaie de les saisir
avec des mots. Enumérer toutes ces opérations
serait difficile, mais on a vite fait de voir dans
quelle direction elles visent. Il ne manque à
ces efforts involontaires que d'être synthétisés
en un tout ». Musil reproche ainsi à
la critique de ne jamais établir un tout, soit
qu'elle s'en tienne à constituer la somme des
œuvres, soit qu'elle se limite à une des
opérations expérimentales évoquées :
lecture réflexive ou identificatoire, mais
toujours sélective. Seul le second versant
de la réception, qui double l'opération
de lecture d'une opération d'existence et d'écriture,
assure la vitalité de ce processus.
(...)
Si l'on tente maintenant
une typologie de cette lecture en excès, dont
l'excès même détermine la stupeur,
quatre catégories permettent de subsumer les
effets de lecture :
1. Un grand roman
: près de la moitié des comptes rendus
contemporains insistent sur la grandeur du roman,
sur sa quantité et sur sa longueur.
2. Un roman pas convenable : c'est un roman auquel
le nom de roman ne convient pas puisque son excès
déborde son appellation et sa caractérisation.
Il est plus qu'un roman.
3. Un roman total : présenté tantôt
comme épopée, tantôt comme encyclopédie,
il est lu comme le contenant d'une totalité
de la vie et du monde.
4. Un roman inépuisable : ni son contenu, ni
sa lecture ne semblent devoir ou pouvoir s'arrêter
ni finir. C'est un roman toujours en devenir. Il est,
à cet égard, interminable autant qu'inépuisable.
Toujours quelque chose de son excès déborde
le lecteur.
2.
Lire rend sublime
Lire comme on vit,
dans l'excès, est aussi l'expérience
d'une impossibilité de lire, du moins sans
faire déboucher cette activité sur autre
chose. Une fois considérés ces différents
effets de réception, qui tous conduisent la
lecture du côté d'une certaine forme
d'inépuisable, qu'elle corresponde à
l'inépuisable circulaire et enveloppant de
la totalité ou à l'inépuisable
tendu et plus inquiétant de l'inachèvement,
il faut pouvoir s'attarder sur certaines lectures
qui ont véritablement entraîné
ces effets du chevet à l'étude, du chevet
à l'écriture, du texte au texte. Le
processus pourrait s'énoncer de la manière
suivante : lire L'Homme sans qualités
implique de le laisser à jamais sur sa table
de nuit. Le livre de Musil accompagne l'existence
comme il accompagne le rêve : quelque chose
en naîtra.
(...)
« “D'où
tires-tu cela ?” demanda Ulrich avec curiosité.
Alors seulement, il vit entre les mains d'Agathe un
livre qu'elle avait trouvé dans sa bibliothèque.
[…] Ulrich reconnut alors le volume et sourit,
tandis qu'Agathe répondait enfin : “De
tes livres”. » Ce dialogue entre le frère
et la sœur semble emblématique de l'effet
de lecture créatif suscité par L'Homme
sans qualités. Lire fait écrire,
certes, mais ici, la création sort directement
du livre, elle l'achève et tout à la
fois le prolonge. Ce processus de réception
tout à la fois recréateur et créateur
invite à déborder la traditionnelle
étude d'esthétique de la réception
pour l'entraîner du côté de l'analyse
intertextuelle puisqu'ainsi la littérature
produite est bien seconde mais elle n'est pas secondaire.
* Marcel Brion, "L'Homme
sans qualités reçoit le Prix du meilleur
livre étranger" dans Le Monde,
11 juin 1958.
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