Tiphaine SAMOYAULT Travaux et publications
 
 
 

 


L'hybride et l'hétérogène
Publié dans L'Art et l'hybride, Presses Universitaires de Vincennes, 2001, pp. 175-186
(Extraits)

2. L'hybride comme définition d'une place dans le langage

Je commencerai par prendre en compte la difficulté éprouvée, au présent, à se ménager une place fixe, aussi bien dans une relation à la littérature que dans un rapport à la langue : trois aspects me retiendront ici : le malaise de la position historique, le malaise à l'égard du genre, et l'ambiguïté psychologique de la posture écrivante.

– Malaise de la position historique
Le XXe siècle a entériné la perte de la transmission généalogique, la fin des pères. Encore que, pendant tout un temps, les avant-gardes aient eu le mérite d'imposer autoritairement, idéologiquement, le nouveau comme doctrine. La force donnée par le groupe, le manifeste ou la création collective permettait de rendre visibles des événements artistiques qui, isolés, seraient restés marginaux ou inaperçus. Cela reste vrai jusqu'au nouveau roman : à cela près que, dans le cas du nouveau roman, le groupe et l'avant-garde sont décidés non par les créateurs eux-mêmes, mais par la réception. Qu'une époque ait choisi de nommer d'une étiquette les textes qu'elle considérait comme littéraires, pour les différencier de ceux qui ne relevaient pour elle que d'un usage récréatif du genre romanesque, est déjà surprenant. Qu'elle ait par ailleurs identifié la littérature à ce qui pouvait encore être considéré comme de l'avant-garde l'est peut-être encore plus. Cela explique en tout cas que le dit Nouveau Roman rassemble des auteurs aussi peu comparables que Sarraute et Robbe-Grillet, et que ses membres aient toujours refusé un embrigadement sous cette appellation, la supposant aussi stigmatisante qu'inexacte. Cela explique aussi que l'on puisse dater approximativement de cette époque la fin des avant-gardes. L'individualisme prévaut ensuite, dans ce domaine comme dans d'autres. Et plus encore, l'individualisation du jugement de goût admettant pour tous le goût de chacun, réfutant en matière de jugement esthétique toute compétence spécifique : en d'autres termes, si je trouve cette œuvre bien, c'est qu'elle est bien. Si je trouve cette œuvre belle, c'est qu'elle est belle. Cette individualisation, nécessaire à l'existence d'une culture de masse, dénie toute forme d'imposition extérieure de critères culturels ou esthétiques ; remplacés le plus souvent par des données économiques – et l'évolution des maisons d'éditions suit naturellement ce mouvement –, ces critères seraient pourtant nécessaires à la différenciation, à une reconnaissance de la littérature au présent qui ne repose pas seulement sur les chiffres du marché du livre.

Il faut prendre en compte d'autre part, pour étayer les raisons d'un malaise quant au positionnement historique, la disparition du mythe de la modernité ou de la modernité comme mythe (le « mal du siècle » selon Henri Meschonnic) Tandis que pendant toute la première partie du XXe siècle le nouveau s'identifiait au moderne de manière non problématique, le moderne est redevenu une catégorie temporelle (ce qui est d'aujourd'hui), s'est débarrassé de ses acceptions militantes, de ses slogans (le « il faut être absolument moderne » de Rimbaud) et de ses injonctions (le dérèglement de tous les sens et autres mots et mouvements de la rupture). La modernité n'est plus une quête du sens et la quête du sens qui anime encore, je l'espère, la littérature, ne prétend plus aux ruptures de la modernité. Il en résulte une réelle étrangeté de la posture, où l'identité ne vient ni d'une filiation, ni du groupe, ni d'une séparation éventuellement subversive d'avec le groupe, mais doit constamment s'auto-justifier. Elle a dès lors tous les traits de l'hybride stérile.

– Malaise dans le genre

Le second malaise a aussi un ancrage historique : il provient de la difficulté à s'installer dans un genre. La généralisation de la notion de texte, la compulsion fragmentaire ont défait, dans la deuxième moitié du XXe siècle, beaucoup d'ancrages territoriaux. Imposer un langage ne signifie plus le faire dans tel ou tel genre et la notion d'écrivain s'est substituée aux appellations de romancier, de poète, de dramaturge. Il y a quelque chose dans le fragment, dans l'intermonde entre prose et poème, de jamais fini, quelque chose qui ne se suffit pas et qui n'a pas son contenu pour sens. Composée de deux éléments de nature différente, cette parole inaccomplie nous met au plus près d'une définition littérale de l'hétérogène, elle parvient à porter l'imperfection de l'hybride et, partant, une certaine pureté. Il ne s'agit pas de conclure ici à la disparition des genres, mais de faire état d'un genre intermédiaire (ou ce que Michel Butor appelle “genre complexe”, « soit à mi-chemin entre ceci et cela, ou bien qui intègre des parties, des moments qui sont ceci et des moments qui sont cela. ») Il est évident que la combinatoire, la démultiplication des lignes de récit, la suspension de la voix sur un blanc, l'intercalage du poème peuvent donner au roman des traits hétéroclites, peuvent sembler le dénaturer. Il me paraît au contraire qu'ils permettent de ménager une place par rapport au langage, une place dans la prose. (...)

– Ambiguïté psychologique de la posture

Écrire des romans, ou de la poésie, vise dès lors non seulement à instrumentaliser autrement le langage, mais à découvrir de lui un secret que la langue du savoir ne délivre pas. Si tout pouvait être préhensible par la raison ou par la pensée conceptuelle ou encore par le commentaire, je n'éprouverais aucune nécessité profonde au roman ou à ce que je viens de décrire comme prose. Il y a déjà là, au commencement, un hybride de la langue poétique que décrit fort bien Pascal Quignard : « (La langue ou Chimère : poitrail de lion, ventre de chèvre, queue de dragon, crachant le feu, tétant la semence des hommes, déchirant leur corps. La Chimère peut-elle dévorer les Abstractions ?) » L'hybride, sans doute, permet là encore de donner image à une reconfiguration qu'on peut parfois percevoir comme abusive du monde dans le langage. (...)

Conséquence des ambiguïtés de la revendication littéraire, l'hybride peut également apparaître comme un résultat formel, et se donner à lire par diverses procédures dans les textes. Procédures antithétiques et pourtant souvent conjointes de l'écriture avec (l'emprunt) et de l'écriture contre (la séparation) : avec, pour conséquence poétique, l'hétérogénéité comme principe dynamique.

– L'emprunt

Écrire avec la bibliothèque, en la faisant apparaître, est une manière de rappeler l'extérieur à soi, de coller quelque chose de la vie dans l'art. La citation, diverses formes de collages et de bricolages ont ainsi pour but non seulement de s'accompagner d'une mémoire de la littérature, mais encore de brouiller les frontières entre fiction, art et réalité.

Tout est dit mais je redis ce que je veux. N'est-on pour autant que copiste? Nous résignons-nous, comme Bouvard et Pécuchet, à copier « tous les manuscrits et papiers imprimés » qui nous tombent sous la main ? Plusieurs attitudes découlent en fait de ce constat. La posture mélancolique, qu'on pourrait définir brièvement et à la suite de Freud comme une suspension d'intérêt pour le monde extérieur », consiste à ne voir dans la littérature qu'un miroir de la littérature, dans lequel elle se réfléchit sans fin. La conscience de la répétition débouche sur le ressassement et le triste sentiment d'une perte : l'esthétique post-moderne, dans le brassage qu'elle fait de l'ancien, l'exprime à longueur de pages. (...)

– La séparation

En même temps qu'elle continue de s'écrire avec une mémoire, la littérature tente d'ajouter toujours quelque chose à cette mémoire. C'est ce quelque chose qui dérange le présent et qui ne fait jamais de l'écrivain un exact contemporain, une mémoire du présent qui l'écarte de son présent, le rend hétérogène à son présent.

Écrire contre, ou autrement, voilà la conséquence de la séparation, associée au sentiment d'appartenance et de perte des pères à la fois. Ce n'est pas seulement affaire de style ou d'écriture, mais de déplacement du sens dans le langage. Ne pas seulement écrire les impressions communes, ce que tout le monde reconnaît, ne pas peindre simplement des personnages stéréotypés aux identifications trop aisées, mais prendre le risque d'une différence. Le risque du nouveau correspond à cela : non à l'originalité pour l'originalité, mais à une présence de l'hétérogène qui surprend, déplace et met en œuvre une vision nouvelle. La surprise du nouveau vient de là : non pas lire en se disant, de la représentation, des situations ou des images, “c'est tout à fait ça”, qui suppose que cette représentation, ces situations ou ces images étaient déjà connues et qu'elles n'avaient donc plus besoin d'être inventées, mais lire en découvrant qu'on peut voir autrement, en se disant, “je ne l'avais pas vu comme ça, mais ça peut être ça”. L'hétérogène dépend ainsi d'un point de vue, ou plus généralement de la réception. Au caractère répétitif et somme toute régressif du déjà connu, on peut alors substituer le bouleversement infiniment plus dérangeant du nouveau ou du renouveau. Ainsi, au-delà des avant-gardes, le pouvoir réitéré de la modernité apparaît dans cette capacité de la littérature, et de l'art dans son ensemble, à reconfigurer des éléments du monde. De là, sans savoir avec certitude si une œuvre qui nous est contemporaine a des chances d'exister à l'avenir dans la mémoire des œuvres, il nous est possible de soupeser le déjà connu et le nouveau, beaucoup plus rare.

La généralisation moderne de l'hybride, l'adhésion création et réceptive à toutes les formes d'hybridation, la possibilité acquise de passer d'un plan à l'autre, de les saisir ensemble, séparément ou simultanément, ont sans doute profondément modifié le rapport que nous avons à la forme. Dans l'excès qu'elle promet désormais (l'ubris de l'hybride), dans lequel il semble impossible de ne lire qu'abâtardissement, l'inquiétude née des différents malaises que j'ai évoqués, est inséparable d'une grande liberté.

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Textes en ligne

L'intertextualité

Référence, référencialité, relation.
(extraits du chapitre III.)

<Une introduction>

<Le texte contre le monde>

<Vers une théorie de la "référencialité">


<Divergence et convergence>

<Conclusion>

Poses du lecteur dans
L'Homme sans qualités

L'Hybride et l'hétérogène

 

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